moonrise kingdom (lily)

♡ I love the way the country feels  
A quatre ans, Lily tomba dans les escaliers. Tête la première. Elle arriva au rez-de-chaussée dans un craquement sonore, sans savoir exactement qui du bois ou de son squelette avait été l'émetteur. Ce n'était pas sa faute, tu comprends, c'est juste que Summer venait de rentrer. Elle s'était précipitée comme le font les gosses, levant les pieds sans plier les genoux, pour montrer à sa sœur la merveilleuse fleur qu'elle avait trouvé dans le parc, plus tôt dans la journée. Elle avait passé la fin de l'après-midi à la dessiner, avant de la faire sécher soigneusement. La joue collée à la fenêtre afin d'être sûre d'être la première à le savoir quand Summer rentrerait de l'école. Maman disait que c'était de sa faute à elle si Lily se fascinait pour les plantes, son prénom l'y avait prédestiné. Et Papa rajoutait que c'était sans doute pour ça que Summer était si frileuse. Il était perdu, parmi toutes ces filles, alors il utilisait l'humour médiocre comme mécanisme de défense. Ça et la nonchalance. Il ne bronchait jamais, même pas quand une petite main lui tendait une Barbie Pocahontas, une micro veste en jeans, et lui demandait d'habiller la princesse powatan, car il faisait frisquet dehors – et vite. Tellement nonchalant que, quand Lily atterrit sur le tapis de l'entrée, les jambes par dessus la tête, il lui fallut une minute pour comprendre ce qu'il venait de se passer. Summer et Sofie, qui faisait ses devoirs dans le salon, se précipitèrent en hurlant vers le petit tas de sœur silencieux en bas des escaliers. Une fois redressée, alors qu'on s'affairait auprès d'elle à lui demander si elle n'avait rien, Lily éclata en sanglots. Elle a gardé de cette chute une cicatrice dans la nuque, sous la chevelure. Souvenir du coin d'une marche. Pourtant, si elle chialait, ça n'avait rien à voir avec la chair ouverte. Elle avait écrasé sa fleur.

A six ans, Lily atomisa le hamster de la classe. Ce n'était pas sa faute. Ronan, son voisin de banc, lui avait dit qu'il avait vu dans un reportage que tous les hamsters étaient en réalité des petits démons fluffy, et qu'il fallait les empêcher de nuire. Lily dut écrire cent fois "je ne mettrais pas Titus le hamster dans le micro-ondes".

A huit ans, Lily fut poussée sur trois pâtés de maison dans une brouette rouillée par Leonor, sa meilleure amie, car elle avait glissé sur le sol humide en jouant au baseball avec elle, et s'était tordu la cheville. Ce n'était pas sa faute, il avait plu pendant la matinée. Fidèle à ses habitudes, le paternel poussa un soupir résigné, et la porta jusqu'au canapé. Fidèle à ses habitudes, Leo envoya ses chaussures rouler sur le carrelage et s'affala à côté d'elle. "Plutôt E!Tv ou CNN ?"

A quatorze ans, Lily fut punie. Une semaine sombre et asociale sous la supervision constante de Mrs Timpleton, la vieille voisine aigrie, et son chien de douze ans. Elle avait fait le mur, disaient ses parents, même si, s'étant glissée par la porte d'entrée le plus simplement du monde, aucun niveau de parkour n'avait été impliqué dans son escapade nocturne. Ce n'était pas sa faute : Leo venait de fêter ses quinze ans, et avait décrété que son souhait d'anniversaire était de savoir à quoi ressemblait la vue d'Hoover depuis le toit de la bibliothèque. Du coup, la joyeuse bande était partie avec des lampes de poche et un sac en toile rempli de paquets de chips – car on pouvait questionner le déroulement, mais jamais le plan, c'était la règle. Lily, comme à son habitude, s'était chargée d'organiser la logistique. Quoi, quand, comment. Leo, l'aventurière, s'était quant à elle occupée de s'assurer que l'escalier de secours n'allait pas s'effondrer sous eux. "Lily a vraiment pas besoin d'une nouvelle bosse", avait-elle ajouté, avec un coup de coude affectueux. Et putain, la vue était belle, de là-bas. Du toit de la bibliothèque, du haut de la fin de l'enfance. Ils allaient conquérir le monde. Le châtiment ne lui apprit rien, car le crime en avait valu dix fois la peine. On ne garde pas dans son lit celle qui s'est éprise du petit matin.

A dix-sept ans, Lily vit sa mère sécher une larme tandis qu'elle écoutait sa benjamine réciter son discours de fin d'année. Ce n'était pas sa faute, elle avait atteint ce cap là. Une petite fleur jetée dans l'âge adulte, avec son sourire plein d'espoir et ses citations d'Oscar Waldo Emerson. La graduation et ses promesses d'un futur trépidant. Elle ne s'en allait pas loin, et rentrerait tous les week-ends, c'était juré. L'université d'Alabama avait un excellent programme d'informatique. Certes, ce n'était pas Harvard, ce n'était pas Brown, ça n'avait rien de prestigieux, ça ne la faisait pas rêver, mais c'était près, et ce n'était pas trop cher. A la soirée qui s'ensuivit, elle eut à repousser les avances de Ronan plus de huit fois, mais ça n'avait pas d'importance. Elle dansait sous les étoiles, le verre plein, le regard clair. La petite dernière qui prenait son envol. En un discours, elle fit prendre dix ans à ses parents, mais Lily, elle ne s'était jamais sentie aussi jeune.

A dix-huit ans, à l'occasion de la réélection d'Obama, Lily se froissa un adducteur en dansant sur Starships de Nicki Minaj. Ce n'était pas sa faute, c'était l'euphorie générale. Lorsque, deux heures plus tard, elle raconta l'événement à Leo au téléphone, elle put l'entendre secouer la tête de désespoir à travers les ondes.

A vingt ans, Lily serra tellement fort la main de Sofie que ses jointures en devinrent blanches, tandis que le médecin leur expliquait, l'air contrit, que les examens avaient bien révélés la cause des malaises à répétition de Lily. Deux mots comme un couperet clinique : ménopause précoce. Elle lança un regard paniqué à sa grande sœur. Elle avait quatre piges à nouveau, et elle tombait dans les escaliers. Sofie posa la question que Lily n'osa pas articuler. "Est-ce que ça signifie que…" Le médecin hocha la tête. Dans le trajet de retour, Lily ne prononça pas un mot, combattit les larmes. Elle n'avait jamais pensé vouloir des gosses à ce point. Mais savoir que son corps avait décidé à sa place avait un goût étrangement amer. Ce soir là, par dépit, par besoin de se prouver qu'elle avait toujours vingt piges, elle s'envoya Ronan sur le tapis de son living-room. Après coup, alors qu'elle enfilait son pull, il lui souffla "je t'aime". Elle répondit "te fatigue pas" et ramassa son jean sur le plancher.

A vingt-deux ans, Lily laissa un homme entrer dans sa vie tandis qu'elle s'installait dans celle d'un autre. A vingt-deux ans, Lily finit par comprendre. Que son corps était celui d'une vieille dame, que ses mains étaient celles d'une gamine. Que la vérité se situait quelque part au milieu. Qu'elle n'attendrait pas que quelqu'un aime ses cicatrices, ses bosses, ses entrailles en grève, pour le faire elle-même.
Que les fleurs séchées sont éternelles.